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L'accord humanitaire maintenant pour libérer tous les otages en Colombie

Mise en perspective historique du conflit armé colombien...

Dernière édition : 18 avril 2008



Juan-Carlos GUERRERO BERNAL, doctorant en sociologie à l’EHESS et spécialiste de Relations Internationales de l’IEP de Paris, nous livre ici quelques repères historiques qui nous permettrons de mieux comprendre la portée du conflit armé colombien.


La Colombie est souvent perçue par les spectateurs lointains comme un pays frappé par les fléaux de la violence et du narcotrafic.

Cette perception plutôt vague de ce qui se passe en Colombie ne nous permet pas de comprendre facilement le conflit armé qui a lieu actuellement dans ce pays sud-américain. Essayer d’expliquer comment les Colombiens en sont arrivés à une situation de violence généralisée à la fin du XXème siècle n’est pas une tâche facile. Surtout parce que le conflit armé colombien n’est pas nécessairement une réalité engendrée et perpétuée par l’absence de démocratie ou par l’expansion de la pauvreté. Certes la démocratie n’est pas parfaite en Colombie, et les inégalités sociales constituent encore aujourd’hui un sérieux problème. Mais le conflit armé a pris une ampleur considérable particulièrement au cours des années 80, au même moment que le pays traversait par une période de transformations significatives qui ont rendu le régime politique plus ouvert (déclin graduel du système bipartisan et promulgation d’une nouvelle constitution) et la société moins hiérarchisée et plus dynamique qu’auparavant (progression des processus d’urbanisation, de scolarisation, de sécularisation et de formation d’une petite classe moyenne)*.


* La supposée corrélation entre la pauvreté et l’extension de la violence a été remise en question par des universitaires colombiens qui ont superposé les cartes de la pauvreté à celles de la violence en Colombie. Ces exercices de cartographie ont montré que les taux d’homicides les plus élevés ne correspondent pas forcement aux zones les plus démunies du pays. Ainsi, dans de nombreuses zones marginalisées et pauvres, la violence n’est pas un phénomène important alors que dans d’autres zones qui constituent des véritables pôles de production de richesses, souvent liés à l’essor d’économies illégales ou l’exploitation d’importantes ressources naturelles, la violence est omniprésente. Il faut souligner que ces régions se caractérisent souvent aussi par une faible présence étatique. Rien n’indique, donc, que la misère ou la pauvreté soient des conditions explicatives du conflit armé. En effet, même s’il est évident que les inégalités sociales produisent d’autres formes de violence, y compris celles qui sont de l’ordre du symbolique, elles n’expliquent que partiellement le développement et la prolongation d’une « violence organisée », comme celle qui ont exercé pendant longtemps les guérillas et les paramilitaires en Colombie. Pour se familiariser avec les travaux de cartographie de la violence en Colombie, voir : Camilo ECHANDIA, « Expansión territorial de las guerrillas colombianas : geografía, economía y violencia », in DEAS (M.) & LLORENTE (M.V.) (comp.), Reconocer la guerra para construir la paz, Bogota, Editorial Norma / Uniandes / Cerec, 1999, p.101-149.


La guerre n’est pas le produit d’une absence de démocratie...

D’un point de vue compréhensif il est insatisfaisant de se contenter de dire que la guerre colombienne dure depuis une cinquantaine d’années et qu’elle est le produit d’une absence de démocratie et de justice sociale, comme beaucoup de discours politiques, militants et journalistiques tendent souvent à la présenter. Une bonne compréhension du conflit armé actuel suppose au contraire revenir sur l’évolution historique de l’affrontement afin de montrer que les « causes » de la guerre et la violence en Colombie ont varié de manière significative au cours du temps, jusqu’au point même où la violence a fini par créer un contexte favorable à sa propre perpétuation. Cet article vise à réaliser une mise en perspective historique du conflit armé actuel en présentant de manière synthétique quelques contributions et réflexions universitaires d’importance. Il s’agit surtout d’indiquer brièvement les lignes de continuité et de discontinuité entre différentes formes de manifestation de la violence et du conflit armé en Colombie.

Les guerres civiles du XIXème siècle : la guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens

Lorsqu’on tente de réaliser une chronologie du conflit, il est facile de se laisser séduire par une explication de la situation actuelle qui fait remonter ses origines aux guerres civiles du XIXème siècle, d’autant plus lorsque l’on sait qu’une grande partie de la population colombienne considère et endure cette violence comme s’il s’agissait d’un phénomène endémique de leur histoire. D’où la tentation parfois de donner une explication culturaliste de la violence. Or le premier aspect à souligner du point de vue des transformations historiques du conflit, est précisément les différences et les discontinuités entre les guerres du XIXème siècle et les conflagrations du XXème. Toute une série de guerres civiles a eu lieu en Colombie au cours du XIXème siècle, après la période de l’indépendance (1810-1825).
Ces affrontements, extrêmement nombreux, exprimaient les rivalités entre les deux partis politiques traditionnels de la Colombie - le parti conservateur et le parti libéral. Ainsi, on estime à environ neuf le nombre de conflits de portée nationale, mais on compte aussi de très nombreuses confrontations à caractère régional. Ce qui différencie les guerres civiles du XIXème siècle de la situation actuelle est la forte complémentarité qui existait alors entre la guerre et la politique. Cela veut dire, d’après Gonzalo Sánchez, historien colombien de renom, que la guerre au XIXème siècle représentait un moyen pour accéder à la politique, un mode privilégié d’action politique et une forme de production du politique2. La forte correspondance entre les hommes politiques et les généraux de l’époque au XIXème siècle témoigne du fait que la guerre était à l’époque une voie d’accès au monde la politique. Cela dit, le plus important était sans doute le fait que les classes populaires devaient s’enrôler dans les armées partisanes des Généraux - généralement propriétaires d’haciendas - pour acquérir le statut de citoyen. Prendre les armes n’avait donc rien d’extraordinaire, de révolutionnaire ou d’héroïque. La guerre était une activité civique et citoyenne : on se faisait citoyen en appartenant à une armée et faire la guerre était un mode privilégié d’action politique. Les frontières entre l’activité politique et guerrière étaient ainsi floues. Les disputes électorales, par exemple, s’articulaient autour des confrontations armées : les résultats d’une élection pouvaient constituer le motif d’une guerre, et inversement, prendre les armes pouvait être un moyen pour contraindre l’autre parti à partager le pouvoir.

Au XIXème siècle la politique était en fait conçue comme un champ de bataille, au point que les langages utilisés dans l’activité politique et guerrière ne se différentiaient guère. Les guerres constituaient également une forme de production du politique dans le sens où leur véritable enjeu était la production de pactes et de compromis entre les dirigeants des deux partis politiques, et non pas la prise du pouvoir pour en chasser l’adversaire. On dit que, dans les guerres du XIXème siècle, il n’y avait ni vaincu ni vainqueur. Il s’agissait d’une espèce de guerre inachevée, qui finissait par la signature d’un armistice entre les deux partis politiques, dont l’objectif premier était la définition des conditions d’accès à l’appareil administratif et bureaucratique du parti ou des élites qui en avaient été temporairement exclus3.



Certes, les guerres civiles de cette époque étaient une expression des rivalités entre les élites dominantes, mais il est important de souligner à quel point les partis politiques traditionnels de la Colombie se sont structurés au cours de ces affrontements. Les partis libéral et conservateur se sont constitués au cours du XIXème siècle en tant que réseaux d’une portée nationale regroupant les différentes élites politiques au fur et à mesure que les confrontations ont eu lieu. Faute d’un imaginaire national important et vu l’extrême fragmentation physique du territoire, les Colombiens se sont progressivement et principalement identifiés à ces deux réseaux, au point d’en avoir en quelque sorte remplacé toute idée de nation, comme le souligne le sociologue et spécialiste de la Colombie, Daniel Pécaut. Ces deux « sous-cultures politiques » ont divisé le pays pendant longtemps au détriment de l’émergence du caractère symbolique de la nation4.

La période de « la Violencia » : une nouvelle confrontation armée entre libéraux et conservateurs

La dernière des guerres civiles du XIXème siècle, celles que l’on nomme « la guerre des mille jours » (1899-1902) a marqué la mémoire des Colombiens, non seulement par la perte d’environ 1% de la population, mais aussi par le souvenir de la séparation de Panama (ancienne province de la Colombie où s’était développé un mouvement d’indépendance qui chercha et obtint l’appui des Etats-Unis). Les conséquences de cette guerre facilitèrent la réalisation d’une entente entre les élites des deux partis politiques traditionnels qui s’étaient livrés la guerre pendant longtemps. Une période de paix et stabilité relatives s’étendit ainsi de 1903 à 1946. Néanmoins au milieu du XXème siècle, une nouvelle confrontation armée entre les deux partis politiques éclata. Les Colombiens nomment cette période la Violencia - avec un V majuscule pour la différentier des guerres bipartisanes du passé. Les historiens ne s’accordent toujours pas sur sa date de début et de fin, mais pour la majorité des Colombiens, l’événement déclencheur fut l’assassinat à Bogota de Jorge Eliecer Gaitán, un leader politique issu du parti libéral qui devint une menace pour les élites politiques traditionnelles par l’adoption d’une politique de ton populiste inédit à l’époque en Colombie. Son meurtre provoqua une émeute qui dévasta rapidement une bonne partie de la ville. Bien que les troupes gouvernementales avaient réussit à rétablir assez rapidement leur contrôle sur la capital, une vague de violence se déchaîna, particulièrement dans les zones rurales. Les sympathisants de Gaitán se mobilisèrent en tenant pour responsable de cet assassinat le parti conservateur, alors au pouvoir. Dans plusieurs régions, les conservateurs s’organisèrent pour réprimer « les guérillas libérales » qui avaient émergé. C’est plus ou moins le récit que la majorité des Colombiens peuvent faire de la Violencia. Les travaux d’historiens démontrent, néanmoins, que même avant l’assassinat de Gaitán, on assistait déjà à une répression des libéraux dans le monde rural, notamment depuis 1946.

1953 ou 1958... Une fin mal définie....

La date de fin de cette guerre civile n’est pas claire non plus. Certains considèrent qu’elle s’est en partie terminée en 1953, avec le coup d’Etat du Général Gustavo Rojas Pinilla, appelé par des factions importantes de l’élite des deux partis politiques pour chasser du pouvoir le président conservateur Laureano Gómez, considéré par beaucoup comme le principal responsable de la perpétuation de la violence dans les zones rurales. Le Général déclara une amnistie aux guérilleros libéraux et resta au pouvoir jusqu’en 1957, sans toutefois arriver à pacifier complètement le pays. Pour la majorité des Colombiens, la Violencia n’est arrivé à sa fin qu’en 1958, date à laquelle les élites des deux partis politiques sont parvenues à un accord définitif de cohabitation et partage du pouvoir. On verra plus tard que cet accord, loin de mettre un terme à la Violencia, va permettre sa transformation et l’avènement d’une nouvelle étape de confrontation armée. _Avant d’aborder cette évolution, il convient de souligner que la Violencia fut plus longue que n’importe quelle guerre du XIXème et qu’elle eut ses caractéristiques propres. Elle fut d’abord plus intense que les guerres précédentes. Aucune guerre du XIXème siècle n’est comparable en termes de dégâts et de pertes humaines avec la Violencia : on estime le nombre de morts entre 200 000 et 400 000, ce qui montre que l’enjeu fondamental n’était plus la production de pactes entre partis politiques mais l’élimination physique de l’ennemi. La Violencia est l’expression d’une radicalité et d’un extrémisme sans précédents dans les relations conflictuelles entre les deux partis politiques traditionnels de la Colombie.
Par ailleurs, on assiste à l’émergence d’un nouveau phénomène pendant la Violencia : le banditisme. D’après l’historien anglais Malcom Deas, le banditisme n’était pas aussi présent dans les guerres du XIXème siècle, alors que pendant la Violencia, toute une série de formes de violences sans relation évidente avec la politique a vu le jour comme par exemple les rackets et les enlèvements dans les campagnes5. De plus, les bandits qui sévissaient dans les campagnes, entretenaient des liens complexes avec les élites politiques locales dans la confrontation entre libéraux et conservateurs. Pendant toute cette période, il est difficile de différencier et de tracer des frontières nettes entre, d’une part, la violence des hommes politiques, et d’autre part, la violence non politique qui relevait du pur banditisme6. Enfin, un dernier trait caractéristique de la Violencia est la présence moins importante des classes dominantes dans la conduite des opérations militaires. Tandis que les guerres du XIXème siècle se caractérisaient par l’existence d’armées qui se calquaient sur les formes de structurations de la société dans les haciendas (autrement dit l’hacendado était le commandant de l’armée, le majordome servait d’officier et tous les ouvriers agricoles devenaient soldats), la Violencia s’est distinguée par la prolifération de guérillas et de bandes armées peu hiérarchisées et organisées. L’emprise des élites nationales des deux partis politiques sur ces guérillas rurales, composées essentiellement de paysans, s’affaibli notablement au cours de cette confrontation, qui ne représentait pas une confrontation entre armées classiques7. Même l’armée colombienne, qui a eu un rôle assez limité durant cette période, ne constituait pas encore une véritable armée.

L’évolution du conflit armé depuis les années 60 : de la guerre marginale de guérillas à la diffusion progressive de toutes les formes de violence

La confrontation armée actuelle n’est que marginalement liée à la période de La Violencia, notamment parce qu’il y a un changement significatif d’acteurs belligérants dans la mesure où les belligérants historiques, les partisans des deux partis politiques traditionnels, se sont réconciliés depuis 1958 suite à un accord qui instaura un régime politique d’alternance et partage du pouvoir (le Front National) pendant pratiquement vingt ans. Ce régime, qui devait mettre fin à La Violencia, s’attira les foudres d’une large partie du secteur urbain, notamment les classes moyennes et les jeunes universitaires, qui voyaient en lui une simple démocratie de façade. Bien que le régime du Front National n’ait été ni dictatorial - les élites civiles n’ayant accordé que peu de place aux militaires dans la politique - ni complètement fermé aux options politiques qui se démarquaient des partis traditionnels - comme en témoigne l’émergence de l’Anapo, un mouvement politique dont le leader était l’ancien Général Rojas qui a tenté de récupérer la bannière populiste de Gaitàn) - il reste que pour un grand nombre de Colombiens sensibles à la circulation d’idées révolutionnaires en Amérique Latine depuis le triomphe de la révolution castriste, il n’offrait pas une possibilité claire de changement démocratique. La critique de plus en plus forte du régime permis l’émergence de mouvements de guérillas dits révolutionnaires.

Certaines de ces organisations armées existent encore aujourd’hui, d’autres se sont démobilisés suite à différents processus de négociation avec les gouvernements en place8. Il est important de rappeler que pendant toute cette période de gestation des mouvements de guérilla révolutionnaires, le conflit armé ne connaissait pas les dimensions et l’intensité d’aujourd’hui. En effet, dans les années 60 et 70, les guérillas demeuraient un phénomène marginal car même si des secteurs urbains s’y sont engagés, leur mise en place s’est essentiellement opérée dans les zones rurales, en particulier dans les régions où la Violencia avait eu lieu dans la mesure où les jeunes révolutionnaires des villes étaient persuadés qu’ils y trouveraient une force paysanne prête à prendre les armes. Cette marginalité des guérillas s’explique par l’absence d’articulation entre le monde rural et le monde urbain9. En effet, dans les campagnes, beaucoup se demandaient à quel parti - libéral ou conservateur - appartenaient les nouvelles guérillas, et peu nombreux étaient ceux prêts à s’enrôler dans un nouveau conflit armé, les souvenirs de la Violencia ayant fortement marqué leurs mémoires. Dans les villes, les guérillas - sauf peut-être le M19 - ne trouvèrent pas un écho très favorable et généralisé du fait que le régime politique, malgré son caractère de démocratie restreinte, était tout de même parvenu à acquérir une certaine légitimité au yeux de nombreux secteurs de la population urbaine. Ce point est fondamental dans un pays qui était déjà essentiellement urbain dans les années 70. C’est à partir des années 80 que la violence perd sa dimension marginale et exclusivement rurale. Depuis lors une diffusion progressive des différentes formes de violence s’est faite dans toute la Colombie et le conflit armé a pris sa configuration actuelle.

Il y a d’abord le passage à l’offensive des guérillas à un niveau d’action plus important et leur incursion dans le monde urbain. En dépit d’un divorce encore assez prononcé entre le milieu rural et urbain, l’avènement pour la première fois en 1977 d’une grève nationale convoquée par les différents syndicats colombiens dans les grandes villes, de même que la révolution sandiniste au Nicaragua en 1979, ont laissé supposer aux dirigeants des guérillas que les conditions pour passer à une offensive révolutionnaire étaient créées. À partir de ce moment, la majorité des guérillas a commencé à concevoir des plans stratégiques pour multiplier les fronts, augmenter leur présence territoriale et réaliser des opérations dans les villes (les prises de l’ambassade de la République Dominicaine en 1980 et du Palais de justice en 1985 par le M-19 comptent parmi les actions les plus spectaculaires à Bogota). La mise en œuvre de ces plans militaires exigeait l’augmentation des ressources économiques. Pour cela, les guérillas ont eu recours à l’extorsion, aux enlèvements et au détournement de ressources publiques des municipalités les plus marginalisées. L’émergence et la consolidation parallèle de l’économie de la drogue, qui n’a pas constitué, bien sûr, la seule source de financement des guérillas, a également favorisé l’augmentation de la puissance militaire des guérillas. Les guérillas ont d’abord prélevé un impôt aux paysans qui se livraient aux cultures illicites en échange d’une protection contre les excès des trafiquants de la drogue, puis ont augmentés leurs revenus en participant aux échanges générés par l’économie de la drogue. Il est pratiquement impossible de comprendre le conflit armé actuel sans faire référence à l’économie du trafic de la drogue. Pour saisir la manière dont cette économie a contribué à la diffusion des différentes formes de violence, il faut bien caractériser les cartels de la drogue en Colombie. À la différence des mafias que l’on connaît - comme celles d’Italie - les cartels ne sont pas des organisations qui visent à établir une emprise territoriale importante ni une relation importante avec la population. Ce sont plutôt des entreprises qui se structurent sur le mode du réseau et qui prétendent tout simplement au contrôle de la production et la distribution de la drogue. Leur mode d’action privilégiée a été pendant longtemps la corruption des dirigeants politiques, bien qu’à la fin des années 90 le cartel de Medellin ait eu recours à la violence et au terrorisme pour empêcher l’exécution d’un accord d’extradition de trafiquants de la drogue vers les Etats-Unis. Quoi qu’il en soit, ces acteurs extrêmement pragmatiques ont toujours tissé des liens et des alliances avec tous les acteurs armés, ainsi qu’avec certaines élites des partis politiques et certains fonctionnaires du gouvernement, surtout au niveau local10. Si dans certaines régions les cartels sont arrivés à établir des relations de coopération avec les guérillas, contribuant directement à leur financement, dans d’autres - notamment celles où ils ont investi la plupart de leurs capitaux et où ils sont devenus de grands propriétaires fonciers - ils ont participé à la formation de groupes paramilitaires destinés initialement à combattre ces mêmes guérillas. Il n’est pas facile de synthétiser la naissance des paramilitaires car c’est un phénomène dépourvu à l’origine d’un caractère unique. Les Autodéfenses Unies de la Colombie (AUC) dont on entend parler aujourd’hui ne sont qu’une tentative, plutôt récente, de fédération de plusieurs groupes paramilitaires qui ont émergé au travers d’alliances complexes et variées selon les régions. Le « paramilitarisme » apparaît essentiellement dans un cadre régional et non pas comme le résultat d’une politique ou d’une stratégie nationale conçue par le gouvernement central pour essayer d’éradiquer les guérillas, même si parfois la force armée publique est impliqué dans la promotion de groupes paramilitaires. Les organisations paramilitaires se sont formées comme une réaction locale à l’emprise et aux excès commis par les guérillas. Au-delà des narcotrafiquants, une multiplicité d’acteurs a concouru à leur formation, y compris des propriétaires terriens, des élites locales, et parfois des officiers de rang moyen de l’armée ou de la police nationale. La naissance des groupes paramilitaires a par ailleurs une configuration particulière selon la région : dans celle de Cordoba, par exemple, les liens entre les propriétaires fonciers et les groupes paramilitaires sont très forts, alors que dans celle de Magdalena medio, les liens sont plus diversifiés et s’étendent par exemple aux classes moyennes de commerçants. L’expansion des paramilitaires s’explique surtout par la reproduction quasi à l’identique des stratégies et des formes d’organisation qui ont permis aux guérillas de multiplier leur présence sur le territoire national, bien qu’ils aient eu davantage recours à la terreur sur la population civile pour chasser les soi-disant sympathisants de la guérilla et assurer ainsi leur emprise territoriale11. Au fur et à mesure que l’économie de la drogue se soit consolidée, toutes les formes de violence se sont graduellement imbriquées. La « violence politique » - celle qui normalement se réfère à la lutte armée des guérillas, des groupes paramilitaires et des forces armées de l’Etat - s’est de plus en plus mêlée à d’autres types de violences, comme les formes de délinquance de droit commun et les bandes de jeunes des quartiers marginaux des villes. Au cours des années 80 et 90, il y a eu une forte imbrication de toutes les modalités de la violence, au point qu’il est devenue de plus en plus difficile de distinguer en Colombie ce qui relève de « la violence politique » et ce qui relève de « la violence non politique ». L’industrie de l’enlèvement en Colombie en est la preuve : certains enlèvements sont l’œuvre de groupes de délinquance de droit commun qui « vendent » leurs otages aux fronts de la guérilla.

En conclusion

Cette synthèse de l’évolution du conflit armé colombien avait tout simplement pour but de montrer à quel point la problématique colombienne ne peut pas être expliquée seulement à partir d’une série de « causes objectives ». Comme nous l’avons souligné, le conflit a connu des transformations importantes qui sont en grande partie le reflet d’évolutions politiques, sociales et économiques du pays. Les soi disantes causes des affrontements ont considérablement varié dans le temps. La perpétuation de la violence et du conflit n’ont cessé de modifier l’ensemble des circonstances dans lesquelles les différentes confrontations ont lieu, à tel point qu’il est pratiquement impossible, à l’heure actuelle, et vue la forte imbrication de toutes les formes de violence, de se référer à un contexte initial qui expliquerait leur perpétuation. Il est juste de dire que la violence a finit par créer son propre contexte de reproduction et que les stratégies des acteurs armés comptent beaucoup dans l’explication de la prolongation de la violence et des affrontements armés.

Dernière édition : 18 avril 2008 Favoris Envoyer la page à un ami! Digg! Del.icio.us Facebook Technorati Google MyYahoo! Enregistrer au format PDF Remonter
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